CARSTEN SVENNSON

Au milieu des années 60, on assiste à des changements décisifs dans l´art de Carsten Svennson. Après avoir travaillé le bois, sculpté la pierre et surtout modelé le ciment et l´argile pendant plus de vingt ans, l´artiste s´arrête de sculpter. Durant cette période, il était passé du naturalisme à un mode d´expression surréaliste abstrait. Au lieu, Carsten Svennson commence à s´exprimer dans un style figuratif détaillé et à utiliser des moyens qui donnent l´illusion de profondeur dans une surface plane, comme on l´avait fait pendant des siècles en Europe. Doté d´une forte fibre satirique et humoristique, Carsten Svennson est aussi observateur et remarque les côtés bizarres, morbides et sombres de la vie humaine. Tout ceci se regroupe naturellement chez lui en une forme d´expression mêlant la réalité à la fiction et aux rêves. Ce nouveau langage trouve d´abord son chemin dans plusieurs brochures graphiques, puis dans les dessins et enfin dans les peintures. En regardant en arrière, l´évolution de Carsten Svennson n´est guère surprenante. Le besoin qu´il avait de raconter une bonne histoire, combiné à un engagement critique presque anarchiste, avait des difficultés à s´exprimer sous forme abstraite. Il fallait quelque chose de plus. Les sculptures ont par ex. reçu des titres comme "Je suis le danois le plus sexy des films suèdois", ou "Mon Dieu, Oscar, tu as vu, le voisin a une nouvelle voiture !". Les yeux de poupée que Carsten Svennson donnait à ces sculptures témoignent eux aussi que l´abstrait n´était pas suffisant.

La peinture offre toute autre latitude pour raconter des histoires, infiniment d´histoires, des grandes et des petites, et toutes en une fois. Le passage de la sculpture à la peinture s´effectue alors en douceur, mais avec rapidité. Carsten Svennson avait travaillé pendant des années avec les arts graphiques et, comme déjà dit, c´est là qu´il fait ses premiers essais avec le langage figuratif. Dans les séries satiriques "Impressions de mon voyage en Danube" (1965-66), "Inferno del Mondo" (1966-71), "Inter urinas et faeces nascimur" (1970-71) et Anni Mundi" (1973), Carsten Svennson lacère le pouvoir et la cupidité et il montre du doigt de façon inambigüe le capitalisme, la Maison royale, l´Eglise, les corps militaires et la bureaucratie comme les racines du mal. Des êtres terribles, la débauche et la mort peuplent ses toiles dans un langage symbolique d´une autre époque.

Au cours de ces années, Carsten Svennson se rapproche de plus en plus d´une tradition qui remonte à l´art nord européen de 1400 et 1500. Les représentants les plus connus étant Jan van Eyck, Rogier van der Weyden, Hans Memling, Hugo van der Groes, Hieronimus Bosch et Pieter Brueghel le vieux. C´est un style très précis et détaillé et souvent débordant de richesse pour ceux qui regardent. Les histoires imagées détaillées jouent un rôle central et offrent, chez les deux derniers artistes précités, un contenu instructif didactique lié à une expression visionnaire fantastique. Vers 1970 , Carsten Svennson a très envie de renforcer et de raffiner son expression vers le didactique, le fantastique et le visionnaire. La technique des traits employée jusqu´ici dans ses oeuvres graphiques s´avère trop grossière. Carsten Svennson commence alors à dessiner ou plutôt à exécuter ses motifs sur papier à l´aide de points à l´encre de Chine. Cette technique améliore sa précision et lui permet de multiplier le nombre de détails. Mais surtout la technique des points "s´accorde" mieux avec la technique utilisée par les maîtres anciens, technique incroyablement délicate et au fini exquis. La technique des points demande une immense patience et elle fait sensation dans "La vie est une histoire racontée par un idiot" L´oeuvre mesure 122 cm x 175 cm et Carsten Svennson y a travaillé pendant trois ans. Son objectif était de mettre dans une seule image autant de choses qu´il avait mises dans ses feuilletons graphiques, établir tout simplement une liste des misères du monde. Présenté à Grønningen en 1974, le dessin a attiré fortement l´attention de la presse et du public.

"La vie est une histoire racontée par un idiot" a été suivi de "La grande Cène" (1974-76) exécuté avec une technique similaire. Si, avec ses 160 cm x 74 cm, "La grande Cène" n´a pas la taille du premier dessin, il possède par contre une plus grande gravité compositionnelle.

En semaine, Carsten Svennson passe ses soirées à trouver des détails, à les développer et à "pointer" (il est typographe dans la journée). Le dimanche est dédié à la peinture, car pendant des années, il prend au sens propre l´expression "peintre du dimanche". La première peinture est une copie à l´huile (26 cm x 20 cm) effectuée vers 1972 d´après une oeuvre de Hieronimus Bosch.

Jørgen Boberg, artiste et collègue, voit la peinture et lui parle alors de la technique tempera/huile des "maîtres anciens". Au cours des années suivantes, Carsten Svennson s´interesse de plus en plus au travail artisanal et à la technique qui ont permis d´obtenir ces images rayonnantes et hautes en couleur, vieilles de plus de 500 ans. Il cherche à réaliser son monde d´images de la même façon, mais il se heurte à plusieurs problèmes et doit jeter un certain nombres d´essais. Par exemple, les couleurs à tempera ne se comportent pas comme elles devraient le faire selon les formules. Ce problème technique de base est solutionné en 1976 lors d´un voyage en Crète. Carsten Svennson y rencontre par hasard un peintre d´icônes qui lui donne l´astuce décisive sur la composition des couleurs à tempera pour qu´elles sèchent bien. La peinture prend alors le dessus. Les grands dessins minutieusement travaillés sont laissés de côté et Carsten Svennson utilise tout son temps libre à peindre. Le prochain tableau est à la taille de ses ambitions. "Le témoin oculaire" de 1977-1981 est un triptique qui fait 122 cm x 60 cm, 122 cm x 122 cm et 122 cm x 60 cm.

Au milieu, tout en haut et au-dessus de l´arc en ciel, on voit Judas Iscariote. Il tient sa bourse à la main, avec les 30 pièces d´argent qu´il a reçues pour trahir Jésus. La boule sous Judas symbolise le globe terrestre qui est, au sens propre du terme ´pris dans ses griffes´. Enveloppé de fil de fer barbelé, le globe renferme Jésus et onze (!) diciples. Judas a pris la place de Dieu et Carsten Svennson en a fait le premier capitaliste. Il en entouré de ses douzes laquais, debouts sur l´arc-en-ciel qui représente le pacte établi entre Dieu et les hommes après le déluge. Les laquais contemplent l´enfer terrestre d´un air malin. Il s´agit de symbolisme chrétien dans un shéma bien connu que Carsten Svennson met à l´envers. C´est un exemple typique de la façon dont Carsten Svennson traite le symbolisme, de ses idées originales et de la mise en image des lieux communs. Si l´on compare "Le témoin oculaire" avec un certain type de peinture de 1400 et 1500, on voit clairement l´étendue des connaissances de Carsten Svennson sur la forme d´expression, la construction de l´image et autre de ce temps. Mais, on ne peut douter un instant que "Le témoin oculaire" nous plonge dans la seconde moitié du 20ème siècle. C´est au cours des années 70 que Carsten Svennson trouve son style et son expression. Cette évolution apparaît clairement à travers ses trois oeuvres "La vie est une histoire racontée par un idiot" (1971-74), "La grande Cène" (1974-76) et "Le témoin oculaire" (1977-81). C´est une évolution qui vise une plus grande intégration compositionnelle, une complexité croissante de la forme et du contenu et une techcnique de peinture de plus en plus développée. Et c´est une évolution qui croît dans les années suivantes. A partir de 1986, Carsten Svennson peut enfin dédier tout son temps à sa grande passion. Un tableau ambitieux est déjà en préparation. Sur les 122 cm x 175 cm du grand tableau "L´adoration des trois Rois mages", les richesses injustes prennent la forme du veau d´or. Les trois Rois mages sont naturellement les premiers à entrer dans la danse. Ce tableau est à peine terminé en 1988 que le prochain grand projet commence à remuer. Il s´agit de "Gaia" qui mesure 150 cm x 232 cm et demandera quatre ans de travail. Il a pour thème l´exploitation effrénée de la Mère Terre par les hommes. La série des grands tableau atteint sa culmination momentanée avec le triptyque à trois volets "Le chant de la bêtise co(s)mique humaine, mesurant 100 cm x 50 cm, 140 cm x 100 cm et 100 cm x 50 cm. Le volet gauche a pour thème les sept péchés capitaux: l´orgueil, l´envie, l´avarice, la luxure, la gourmandise, la colère et la paresse. Celui du milieu a pour thème ´La course des rats´. Et celui de droite, le rêve du paradis. Les volets du triptyque peuvent se fermer et les anciennes faces arrières, qui n´entraient pas en ligne de compte, forment alors la représentation du jugement dernier. Le travail a duré trois ans et s´est terminé en 1995.

Entre ces projets d´envergure, Carsten Svennson a aussi un peu de temps pour peindre des tableaux plus petits, dont les motifs sont souvent des variations de parties de motifs ou de thèmes des grandes peintures. Là aussi il y a développement de l´ample répertoire de thèmes et motifs et naturellement de la dextérité et de la technique. Mais l´acquisition la plus importante de ces dix dernières années est probablement le développement d´un schéma de composition plus dynamique. Carsten Svennson s´est retrouvé au fil des années en contradiction de plus en plus marquée avec le modernisme. Contradiction qui n´est pas devenue moindre du fait que le modernisme de son côté n´a aucune sympathie pour cette technique artisanale qui exige du temps et ne comprend d´ailleurs absolument pas que les peintures ressemblent tout à fait à quelque chose de passé. Le grief principal est que ce type d´art n´expérimente pas, c´est à dire que, vu d´un plan supérieur, il n´exprime pas son temps dans un style contemporain. Ou en d´autres termes, il ne ´montre pas le chemin´.

Quoi qu´il en soit, ce genre d´objection n´affecte guère Carsten Svennson. Il est profondément fasciné par la forme de travail et les défis posés par le style figuratif, illusionistique, et il n´est pas le seul. Deux autres artistes, Jørgen Boberg et Niels Strøbek, commencent aussi à travailler ce style au milieu des années 60. Après 1972 et dans les années suivantes, il y a naissance d´un nouveau courant, appellé nouveau réalisme, dans le sillage d´une vague internationale considérée comme une avant-garde avec son expression hyperréalistique et son contenu conceptuel. Au Danemark ce courant donne deux mouvements. L´un est avant-gardiste et l´autre s´inspire du vieil art européen, avec comme représentants Jørgen Boberg, Niels Strøbek et Carsten Svennson. Quelle est la force motrice de Carsten Svennson ? Elle paraît double. En partie, l´achèvement technique des peintures. C´est cet achèvement qui les rend si étrangement lumineuses et hautes en couleurs. Le secret est qu´ il traverse les nombreuses couches de couleurs transparentes jusqu´à la couche de plâtre blanc du fond et que cette dernière couche reflète la lumière entrante et éclaire les couleurs comme par derrière, presque comme s´il s´agissait d´une peinture sur verre à une fenêtre. Et en partie aussi, la satisfaction profonde de pouvoir formuler très précisément la vision tragi-comique d´un monde fou.

Folke Kjems. Traduction de Christiane Steenstrup

 

  1. <->
  2. Carsten Svennson par Folke Kjems, Skive Kunstmuseum
  3. Carsten Svennson par Preben Hygum, artiste, écrivain, critique d´art, le quotidien Information.
  4. Carsten Svennson raconte Gaia
  5. La technique derrière les peintures
  6. Données biographiques / Principales expositions / Remerciements / Links